Une tentative éphémère d'industrialisation en Chine avec les ressources de l'ingénierie belge et son industrie au début du vingtième siècle
Préliminaire
L’histoire de la présence des Belges dans la Gansu au début du vingtième siècle n’a jamais été écrite que partiellement. Le texte que je présente ici n'a pas d'ambition d'exhaustivité mais il est appuyé par de nombreux documents venus à nous. Ce que nous présentons ci-après est du à la symbiose entre les documents fournis par Michel Bedeur, c'est-à-dire les documents trouvés dans les familles de la région de Verviers, par Claire Veys, avec ses documents de famille et son travail aux Archives du Ministère des Affaires Etrangères de Bruxelles, par Robert Muller, pour le dossier de sa famille, par Dr Ramirez, pour son étude sur l’époque de la révolution chinoise tirée des Archives des Affaires Etrangères espagnoles à Madrid, par Deng Ming, archiviste de la ville de Lanzhou et par la télévision chinoise, surtout concernant le pont, par les photographies et traditions orales de la famille Splingaerd, par les lettres écrites par Paul Splingaerd et documents divers issus des archives de la congrégation des missionnaires de Scheut – CICM - déposées au Kadoc à Leuven en Belgique.
Ce qui suit n’est pas un roman.
PREMIERE PARTIE
Au début du vingtième siècle, s’il est indubitable que Paul Splingaerd soit à l’origine de la présence en Chine dans le Kansuh d’une petite colonie industrieuse de Belges, il n’y a aucun doute qu’elle n’a existé que par la volonté de son fils Alphonse Bernard.
En 1906, le vieux fonctionnaire chinois Lin-Fu-ch’eng, né à Bruxelles en 1942 sous le nom de Paul Splingaerd, est missionné en Belgique par le Gouvernement du Kansuh.
Il va faire son dernier tour de piste.
Effectivement, le vieux mandarin de haut rang, qui a parcouru la Chine par monts et par vaux durant 40 ans, a persuadé les Célestes que l’ingénierie belge et son industrie pouvait leur permettre d’avoir accès à la technologie européenne. En Belgique, il doit recruter des ingénieurs, ramener des semences, des machines, etc, enfin une série de choses bien formalisées dans un contrat. Après quelques mois de présence active dans sa terre natale où il a été aidé particulièrement par des spécialistes du Ministère des Affaires Etrangères, il revient en bateau avec le mal de mer et avec trois spécialistes mais ne put rien en faire vu qu’il est décédé en chemin, à Xi’an dans le Chensi, avant même de les amener sur les lieux où ils devaient travailler (à Lanchow). Requiescat in pacem. Son fils va prendre la relève.
Bien que l’on puisse penser que son fils aîné Alphonse Splingaerd n’avait aucune expérience de ce genre d’entreprise et n’avait aucune qualification en la matière, ce dernier parvint à mettre en œuvre les projets conjoints de son père et du gouvernement de la province du Kansuh (Gansu) et de sa ville principale Lanchow. On dit aussi Lanchéou-fou ou Lanchow-fu, que l’on nomme aujourd’hui en pinyin français Lanzhou (蘭州). Cette ville est le centre géométrique de la Chine, située sur le Huang He, appelé en français le Fleuve Jaune.
Et quant au mois de septembre 1906, à Xi’an (西安), capitale du Shaanxi, après avoir assisté son père dans ses derniers moments, Alphonse proposa à ses compatriotes ingénieurs de les aider à poursuivre leur chemin, il venait de sauver pour la première fois une situation qui aurait sans doute été avortée sans sa proposition. Les Belges, privés de leur garant, de leur patron, de leur intermédiaire, ne pouvaient plus envisager qu’une seule chose, c’était de retourner à Tientsin et reprendre le bateau.
Splingaerd Alphonse Bernard (Lin A-De ou Lin Ah Der (林阿德), chevalier de Saint-Stanislas de Russie et autres distinctions
Mais la situation générale était incertaine et peu claire pour Alphonse. Effectivement, en vertu du second contrat primitif de Splingaerd père qui datait du mois de décembre 1905, il devait être revenu de son périple en Europe après six mois, soit au plus tard à la fin de juillet 1906 pour faire son rapport à Lanzhou et justifier l’argent que le gouvernement lui avait donné pour sa mission [soit grosso modo 2000 taëls d’indemnités et trois mois de salaire – près de dix mille francs belge de l’époque]. Or, il était encore à Xi’an le 26 septembre 1906, malade puis décédé, avec un retard induisant du même coup ce retard dans l’intervention des trois ingénieurs Belges sous contrat qu’il avait engagés en Belgique sous l’empire des pouvoirs à lui conférés par le gouverneur du Kansuh, le viceroi Sheng. Les Belges étaient Jean-Jacques Muller de Welkenraedt, ingénieur textile, Robert Geerts de Bruxelles, ingénieur chimiste et Louis François Tysebaert de Sombreffe (?), ingénieur mécanicien. Geerts était accompagné par sa soeur et par son neveu Lucien.
Faisant partie du personnel consulaire comme Belge de naissance et élève interprète à la Légation de Belgique à Pékin, en 1906 Alphonse n’avait aucune expérience industrielle ou de management connu. Encore que l’on sache qu’il aurait déjà pénétré le monde des affaires avec le sieur Van der Stegen et la Belgium Trading C°, une émanation de Cockerill dont on reparlera. A l’époque, il s’agissait de livraison de rails de chemin de fer pour la ligne Pékin-Kalgan qui semble s’être mal déroulée.
Ne sachant pas quelle serait la réaction de Lanchow devant le retard et le décès du vieux mandarin, Alphonse partit seul en avance vers la capitale du Kansuh pour un premier contact, craignant sans doute de devoir passer sous les fourches caudines, laissant sa mère Catherine et les jeunes filles qui accompagnaient primitivement Paul Splingaerd, ainsi que ses compatriotes à Xi’an ou dans leur lourde caravane. Cependant, Alphonse sauve une seconde fois la mise en utilisant les mêmes atouts que son père, à savoir la connaissance des langues et une bonne capacité de négociation, si bien que le Taotaï de la ville et le Gouverneur lui proposèrent de reprendre les affaires abandonnées de son père, nouveau contrat provisoire à l’appui. Alphonse hérita de la confiance et de l’estime que les Chinois avaient accordé à son père.
Sheng Yun, un des 7 vice-rois de l'Empire Qing, gouverna 3 provinces de 1905 à 1909. C'est lui qui signa le contrat de 1905 de Lin Fu Chen ainsi que le contrat de Lin Ah De de 1907. Il avait fait confiance aux Splingaerd, successivement. On lui reprocha d'avoir été dispendieux avec le trésor provincial, mais nous ne savons pas pourquoi. Ce n'est certainement pas à cause de la construction du "pont des Allemands" ni de l'installation des Belges qui furent sans doute des dépenses fort marginales, de l'ordre de 500.000 taëls pour le tout et pour quatre ans. Nous ne savons pas ce qu'il pourrait avoir fait d'autre sauf le projet de canaliser le Fleuve Jaune sur 40 Km sur un site qu'il alla visiter avec Coltman, l'architecte du Pont.
Les ingénieurs pouvaient donc arriver après une douzaine de jours de voyage pour s’installer et commencer leur travail sur la base du contrat passé en Belgique avec le général, lequel contrat déterminait leur salaire et la nature de leur travail. Ils furent accueillis à Lanzhou par le R.P. Léo Van Dijk, scheutiste d'Anvers, parfait trilingue qui se révèlera un atout remarquable dans l'installation et dans la vie des Belges du Kansuh, non seulement pour ses facultés d'interprète mais également pour son amabilité et ses diverses compétences. A la première époque il était curé de la ville, poste qu'il quitta en se faisant remplacer pour enseigner le français à l'université qui fut crée en 1909. Devenu mandarin à bouton de crystal, il resta toujours en relation avec ses amis Belges et nous possédons quelques lettres écrites de sa main.
Nous possédons le contrat de Jean-Jacques Muller, mais en français ; a priori il n’était là qu’en qualité d’expert en filature pour une période limitée et que Paul Splingaerd avait engagé avec un salaire de ministre pour pouvoir le débaucher de sa situation comme professeur de technologie à l’école des textiles de Verviers.
Muni de son contrat provisoire, Alphonse ne resta pas longtemps à Lanzhou : il devait récupérer sa mère Catherine et les deux jeunes filles ainsi que le corps de son père à Xi’an et retourner à Pékin pour préparer l'inhumation du général (15 avril 1907 au cimetière chrétien de Chala). Il ne revint à Lanchow que quelques mois plus tard, le 4 décembre 1907 avec femme et enfants et reçut son contrat définitif. Celui-ci se révéla moins favorable que prévu primitivement. Splingaerd avait des ennemis à Lanzhou, sans doute des jaloux ou des éléments non progressistes. Cela avait déjà été souligné par Annette Liang, petite-fille d’Alphonse. Il est probable que c’était déjà le cas du temps de Paul Splingaerd mais ce dernier n’en avait cure, vu qu’il était un haut fonctionnaire de premier rang, grade parfois supérieur à celui de ses détracteurs. Ces ennemis opposés à la collaboration avec des Européens étaient conduits par un mandarin important nommé Haïi. Celui-ci obtint du gouvernement que les étrangers ne soient payés qu'après la livraison de leurs machines et la mise en exploitation de celles-là.
Mais Alphonse Bernard n’était pas mandarin. On le forçait en fait à devenir entrepreneur et nous verrons comment il parvint à franchir le Rubicon dans la seconde partie.
Les enfants d'Alphonse Splingaerd lors d'un voyage dans un caravencérail. Sur le cheval, l'aînée, Pauline, puis Paul tenant Madeleine sur le brancart, puis une nounou (Anne Colette?) tenant la jeune Philomène.
Dossier Scaillet-Watrin
DEUXIEME PARTIE
Revenu à Pékin, Alphonse savait déjà quel matériel il devait commander, ce qui fut fait rapidement sans doute sur la base de rapports que nous ne connaissons pas lui venant des trois ingénieurs. Il se confia a une personne du consulat pour exposer les deux problèmes qui se présentaient à lui : les Chinois ne prendraient pas en charge le transport des machines et entendaient bien ne payer le matériel et les frais que rendus à Lanzhou. Or, Alphonse Splingaerd n’avait pas d’argent ou pas beaucoup: il devait donc emprunter. Il montra son contrat à Lambert Jadot – le frère - mais le spécialiste consulté lui fit savoir que personne n’accepterait ce genre de contrat qui n’offrait aucune garantie de réussite avec des conditions aussi drastiques. Alphonse devait continuer seul en se disant sans doute alea jacta est, en chinois bien entendu. Le seul partenaire qui accepta de donner son aval, avec une commission de 10 à 15%, fut le sieur Van der Stegen et la Belgian Trading C°, courtier en import-export de Shanghai avec qui il avait déjà travaillé. Par son intermédiaire, on trouva des capitaux auprès de deux banques. Munit d’une procuration d'Alphonse Splingaerd certifiéé par la légation, Van der Stegen partit vers la Belgique pour l’achat des machines, avec un petit acompte de 10.000 taëls versé par Splingaerd.
Le matériel pour la filature viendrait de Belgique, le matériel de fonderie viendrait de Grande-Bretagne et le matériel pour le traitement de l’or viendrait d’Amérique via la Belgique par l’entremise de Valère Mabile de Mariemont. On a dit que nos jeunes pionniers du Gansu faisaient des commandes à l’industrie belge, mais c’est très théorique, comme on le voit. On peut toujours le dire. En réalité, s’il n’y avait pas eu les projets de Paul Splingaerd et la pugnacité de Jean-Jacques Muller et d’Alphonse Splingaerd, rien ne se serait passé : la Belgique les a vraiment ignorés et laissés tomber, comme on le verra par la suite.
Sur ces entre-faits, Muller ayant soigneusement analysé la situation de l’ancienne fabrique de traitement de la laine et de tissage construite par les Allemands, à l’arrêt depuis 30 ans, s’en retourna vers la Belgique via le transsibérien après être descendu à Tientsin. Il avait laissé des plans et des projets pour les modifications de l’usine, ce dont Tysebaert s’employa avec la qualité de directeur faisant fonction. Il envoya à Tysebaert une carte d’Irkutsk ; il était à Welkenraedt à une date imprécise mais certainement le 24 juin pour commencer son travail de préparation et de recrutement et reprendre ses cours pour la rentrée scolaire. Compte tenu du fait qu’il ne fut à Lanshow que vers le mois d’octobre précédent, le temps total de sa mission fut plus long que ce qui avait été prévu : quasi 12 mois pour un salaire de 17000 francs belges, tout frais payés. Mais que de temps perdu ! Un allez-retour Tientstin-Lanzhou plus un mois de tergiversations représentent 5 mois; un allez-retour Chine-Europe 2 mois. Il n'est pas resté très longtemps dans la capitale du Gansu.
Jean-Jacques Muller
C’est à partir de cette époque que les communications épistolaires entre Lanzhou et la Belgique vous nous permettre de suivre, mois par mois, comment on vivait à Lanchow sur les chantiers, les installations de personnel, les petits évènements symphatiques. Les riches informations recueillies pendant cette époque viennent essentiellement des archives de la famille Muller et du dossier Scaillet-Watrin mais sans oublier les documents trouvés au Ministère des Affaires Etrangères suite aux différentes communications et compte-rendus que Muller adressait à ceux qui l'avaient aidés en Belgique avant de partir.
Les commandes de matériel arrivèrent un peu à la foi en Chine, à Tientsin ou à Hankou dans le courant de 1907 et 1908 et encore plus tard. Mais…..
TROISIEME PARTIE
Seul le matériel pour le traitement du cuivre et du pétrole (savonnerie et chandelles) arriva en premier lieu, permettant l’installation en ville dans un quartier musulman via Robert Geerts, le chimiste et Louis Tysebaert, l’ingénieur mécanicien aux mille ressources. C'est ainsi qu'outre les contrôles des ouvriers ou des soldats qui intervenaient pour la rénovation de l'usine et du quartier pour les Européens, Tysebaert, Scaillet et Coutelier installèrent l'électricité dans les principaux yamens de la ville (avec les fils du téléphone de la fabrique et son généateur en attendant mieux); ils installèrent également le cinématographe pour le plaisir de tous, installèrent les égoûts pour désembourber les rues de la ville, s'occupèrent de l'amenée de l'eau pour la fabrique à partir d'une nouvelle grande roue, opérationnelle en dehors de l'hiver. Ils avaient encore à installer l'eau courante mais le projet fut avorté suite aux protestations d'une partie de la population qui se voyait privée de leur gagne-pain (les porteurs d'eau). Ces travaux furent organisés avant que Scaillet et Coutelier ne partirent vers les mines. Notons en passant que Henry Scaillet était accompagné par sa femme Denise Dugardin. Ce jeune ménage eut la joie d'accueillir une petite Suzanne avant de partir aux mines. Mais elle mourut en bas-âge à Ho-Si-Tang.
Grande roue hydraulique de Lanzhou ou noria destinée principalement à puiser l'eau nécessaires pour l'irrigation. Tournant en permanence par la force du courant, elle pouvait alimenter des canalisations à plus de 10 mètres de hauteur selon la grandeur de la roue. Tysebaert avait calculé qu'une telle roue amenait 300 mètres cubes par 24 heures.
Tranport de bagages ou de marchandises de l'époque. Photo Internet.
Dès que le matériel et De Deken furent sur place, avec Cuvelier et Scaillet, on commença le travail à Ho-Si tang pour installer et tester le matériel de fonderie déjà à disposition. Du minerais de cuivre, il y en avait mais il n’y avait pas de charbon et c’était une ruine de s’approvisionner en traversant les montagnes car la mine était installée sur les contreforts rocheux des monts Richthofen sur des terres appartenant à un roi mongol nommé Moli donc face au désert du Gobi. On ignore si ce site avait été choisi par De Deken ou par Alphonse, mais il ne fut pas heureux.
C’est là que dut se casser la tête Alphonse car les transports coûtaient de plus en plus cher vu que le charroi du Gansu était occupé au transport du matériel du pont en construction, une véritable épopée. Mais Telge et Schroeder, le fabriquant du pont, avait été prévoyant en convenant dans son contrat que tout transport serait à la charge logistique des Chinois, ce à quoi Alphonse et même sans doute Paul n’avaient pas envisagé. Dans un tel cas, on comprend que les Chinois accordaient priorité aux transports à destination du pont. 1000 barils de ciments étaient peu de choses si l’on songe aux structures métalliques arrivées toutes montées d’Allemagne. On dit que les frais totaux de la construction du premier pont métallique sur le fleuve Jaune, le Huang He, nommé Zhongshan se calculeraient sur la base de 350.000 taëls d’argent mais que la moitié de cette somme aurait été engloutie dans le transport. Bref, on fini par déménager la fonderie de Ho-Si-tang pour la placer dans l’axe du couloir de l’Hexi sur le site de charbonnage de Yao-Kaï (Kao-t’aï) où il y avait plein de charbon en exploitation depuis des siècles mais ….. il n’y avait pas de minerais de cuivre ; celui-ci devait à son tour venir de loin, plus de 20 lieues ; on avait déplacé le problème. Yao-Kaï se trouvait à trois jours vers l’ouest de Lanzhou: c'est la meilleure chose qui en découla.
Les cinq de Yao Kaï: De Deken, Scaillet, Denise, Splingaerd, Coutelier. Ils produirons du cuivre avec les techniques les plus modernes. On ignore combien d'ouvriers étaient à disposition. Photo album Muller
Dans de telles conditions, on comprend que la tradition familiale des Splingaerd ait rapporté l’importance du pont de Lanzhou dans la vie d’Alphonse Splingaerd, non pas parce qu’il avait participé à sa construction mais qu’il lui avait donné des cheveux gris. Il faut imaginer si c’est possible que la cuve de fusion du cuivre pèse 3 tonnes et fut véhiculée dans les montagnes sur des sentiers au moyen de chars chinois à traction chevaline.
Mais revenons en arrière, au tout début. Reprenons le moment où l’on apprit que la Belgium Trading and C° avait déclaré sa mise en faillite et sa liquidation, en janvier 1908, quelques jours après qu’Alphonse soit arrivé à Lanchow avec sa famille et les deux mécaniciens récupérés de la garde de la légation de Pékin, Henri Scaillet et Guillaume Coutelier, mécaniciens. Le Van der Stegen était un aigrefin qui s’était mis à jouer en Bourse à Bruxelles en exhibant la procuration de Lin Ah De, sans doute pour trouver des commanditaires qui auraient apuré sa situation financière. La déclaration de faillite, vite connue, était catastrophique pour les colons belges car les banques qui avaient crédité les machines bloquèrent les arrivages dans les entrepôts où ils étaient depuis un certain temps car la Belgian Trading C° n’avait précédemment plus d’argent pour payer les frais de douane. Les deux banques sont la Banque Sino-Belge et la Banque de l’Indochine. Seules les machines destinées au travail sur le minerai de cuivre étaient déjà payées et échappèrent à tous ces atermoiements, comme on aura pu le constater ci-avant plus haut.
Cette banque était à capitaux français
Côté Chinois, on commençait à perdre la confiance. Côté Légation à Pékin, on chercha les moyens de déblocage. Les documents qui suivent nous montrent que des considérations amères mettaient le Ministre Belge des Affaires Etrangères à Bruxelles au courant, lui signalant que si l’on voulait favoriser l’implantation de l’industrie belge dans le Kansuh, il était urgent d’intervenir. On mit Monsieur Carton de Wiart, secrétaire particulier du Roi au courant, lequel demanda à ce dernier ce qui en était concernant ce projet. La réponse de Léopold II fut assez claire : « Monsieur Carton de Wiart m’a dit que Sa Majesté ne s’intéresse aucunement à ces entreprises », dans une lettre de cabinet du 17 août 1908. Heureusement, quelques mois avant sa mort (décembre 1909), le Roi eut l’occasion d’exprimer sa satisfaction étonnée de l’extraordinaire performance des Belges du Kansuh. On interrogea également le général Fivé qui répondit ne plus rien à voir avec ces affaires et c'est vrai.
Visiblement, certains à Bruxelles comprenaient fort bien que ce qui se passait maintenant au Kansuh était devenu une petite entreprise privée sans l'envergure de ce que le roi avait envisagé quelques années auparavent.
Bref, l’argent ne venait pas. Les banques voulaient envoyer un contrôleur dans le Kansuh pour voir ce qu’on avait déjà fait avec leur argent et surtout ce qu’on en ferait pour la suite en se disant que le moment était peut-être venu de négocier directement avec le gouverneur et ainsi de pénétrer dans leurs affaires. On parla d’envoyer le lieutenant Lambert, actuellement nouveau commandant de la garde de la légation et qui connaissait bien le Kansuh (voir les missions Fivé); on parla également d’un ingénieur qui justement se trouvait à Tientsin……Trop tard, Splingaerd l’avait engagé pour diriger le traitement des minerais : c’était De Deken. Il attendait une somme de 300 taëls que lui avait promis Splingaerd et arriva ultérieurement.
Malgré toutes ces contraintes, Alphonse réussit son coup de Jarnac en convainquant les édiles locaux pour qu’ils payent les banques avant qu’elles ne viennent mettre leur nez dans leurs affaires et prendre le contrôle de la situation en écartant Splingaerd. Un fameux coup de bluff et on lui donna 100.000 taëls pour désintéresser les banques et c’était un bon début car certaines choses pouvaient attendre, comme le bateau à fond plat fabriqué par Cockerill à Antwerpen, commande confirmée par Cockerill Seraing dans une lettre de nos archives. Quant à L. Van der Stegen, on ne le revit pas de sitôt en Chine où, par ailleurs, il n’était pas spécialement apprécié dans les milieux diplomatiques. Vae victis.
Et on dit dans une des lettres des pionniers que vous pouvez lire que « Alphonse a beaucoup vieilli et paraît toujours soucieux » ! Il y avait de quoi.
Indépendamment du matériel, Jean-Jacques Muller revint de Belgique, où il avait tout peaufiné, commandé et recruté, en Chine après l’été 1908 avec ses cinq spécialistes (Robert Vahrenkampf, ingénieur, Joseph Cadiat, Emile Nique, Nicolas Larbanois, Armand Gérard) qui étaient déjà munis de leurs contrats signés et avalisés devant le Ministre du Commerce de Belgique par Jean-Jacques Muller au nom d’Alphonse Splingaerd.
Jean-Jacques Muller (qui parait effectivement malade - fortes fièvres - ) lors de son séjour à Pékin chez les Splingaerd. Ici avec Nicolas Larbanois et un jeune homme inconnu que l'on a vu de nombreuses fois avec la famille Splingaerd de Pékin. Photo Muller.
A peine arrivé à Pékin, Muller tomba malade comme tant d’Européens à leur arrivée dans cette ville putride et trop chaude en été, ainsi que Armand Gérard ; ce dernier fut confié à un de ses collègues car il souffrait ‘d’une commotion cérébrale avec forte fièvre’. D’une auberge de la ville où ils étaient, soit disant ‘Che-Kia-Tchang’ (sic), le malade fut transféré à l’infirmerie de la Cie du Chensi ( ?) jusqu’au moment où le médecin préconisa de partir vers ‘Ta Yuen Fou’ [Taiyuan – Shanxi - 太原] où les nuits étaient plus fraîches. C’est là que tout le monde attendit Muller. Pendant ce temps Jean-Jacques Muller fut accueilli à Pékin chez les Splingaerd où il reçut même de la correspondance. C’est d’ailleurs de cette manière que Jean-Jacques connu la belle Pauline Splingaerd et sans doute se fiancèrent-ils sous les yeux de la veuve Catherine. On se maria six mois plus tard à Lanzhou. Les autres l’attendirent à Taiyuan et eurent le temps de prendre langue. Enfin, tout le monde finit par se joindre à Taiyuan pour reprendre la route vers Xi’an puis vers Lanzhou.
Tout le monde réunit, on se remit en route et bien qu’il faille encore 40 jours à cette époque pour aller de Pékin à Lanzhou, avec un mois de retard, ils durent encore attendre pour travailler à la rénovation et installation de l'usine de filature car tout le matériel n’était pas encore arrivé. En attendant, ils forgèrent, ils fondirent, ils réparèrent les pièces de machine manquantes. Fin janvier 1909, Muller n’espérait pas la totalité de la commande faite en Belgique avant un mois et demi. Alphonse engagea Stanislas Lin-Splingaerd qui était du Gansu comme traducteur car les Verviétois ne parlaient pas chinois, encore que Muller se soit toujours arrangé pour éviter les contacts hérarchiques entre ouvriers Chinois et Européens. Enfin, ils rétablirent totalement l’usine de traitement de la laine ainsi que le tissage et en peu de temps, ils purent sortir des draps de toutes sortes de qualité en respectant les quantités prévues, soit 500 pieds par jour et ce, malgré la qualité médiocre de la laine réceptionnée par les mandarins pendant son absence, tout cela pour le plaisir de voler l’Etat en empochant des commissions. C’est du moins ce que dit Muller dans une de ces lettres mais cela n’est pas étonnant vu que c’est comme cela que l’économie de la Chine fonctionnait. Muller eut encore à lutter, sans doute avec Vahrenkampf, avec la qualité de l'eau qui était très dure et devait la traiter 'avec des drogues' qui lui coûtait 1 franc par mètre cube. D'après son contrat, Muller n'avait pas le droit de réclamer après des Chinois. La production proprement dite ne commença que la deuxième semaine de juillet de 1909. Sheng Yun, le vice-roi gouverneur du Kansuh et du Chensi, voué aux gémonies par ses ministres et par Pékin pour avoir soi-disant pillé le trésor avec des projets trop dispendieux, démissionnaire de ce fait, put partir avec un échantillon de tissus de la fabrique qu’il avait aidé à relancer. Il n’était plus là pour l’inauguration du pont au 26 juillet 1909. Muller et Splingaerd lui firent un pas de conduite jusque 10 km de Lanzhou lorsqu’il partit, (date indéterminée) pour exprimer leur gratitude.
Quant à la production de cuivre, la mise à feu eut lieu à une date imprécise mais probablement dans le courant du mois de septembre 1909. De Yao Kai, on apporta des échantillons de cuivre à Lanzhou ce qui détendit fort l’atmosphère et on retrouva la confiance. On ne sait rien sur l’endroit où De Deken fit construire l’usine destinée au traitement de l’or, peut-être à T’ai-t’ung. L’ingénieur aurait préféré un autre genre de machine pour ce traitement ; on ne connait pas la suite et on se demande si cette usine a fonctionné et avec quel personnel. Le matériel en question avait été commandé par Robert Geerts chez Valère Mabille à Mariemont en Belgique et il vint des USA. Au Gansu, n’importe où vous étiez, vous fouilliez un sol qui était le plus riche du monde en or. Depuis, on en a extrait des dizaines de milliers de tonnes et cela continue encore aujourd’hui dans l’ancien Empire du Milieu avec la moitié de l’or extrait dans le monde ou quasi, dévoré par l’industrie électronique et par la bijouterie : imaginer tout l’or nécessaire à un pays où il y a plus de un milliard d’habitants et vous comprendrez.
QUATRIEME PARTIE
C’est bientôt la fin d’une histoire. Pas seulement pour Alphonse mais pour tous les Belges. Le temps avait passé. Les contrats se terminaient. Louis Tysebaert dont le contrat datait du temps de Paul Splingaerd disparu en 1909 sans tambours ni trompettes et nous n’avons aucun document sauf une petite carte sans date à voir ci-après; Robert Geerts, lui, renouvela son contrat et continua à dispenser ses cours dans la jeune université créée en 1909 (qui existe toujours), Coutelier s’embarqua également et Scaillet devait le suivre mais est resté un an encore avec sa femme pour des raisons que nous ne connaissons pas. De Deken et Alphonse firent venir des ouvriers espagnols spécialistes du raffinage du cuivre qui furent rapidement remplacés. Le Dr Raül Ramirez de Madrid nous donne plus de précisions sur ce sujet. Quant aux Verviétois, leurs contrats venaient à échéance normalement, comme celui de Muller, au mois de décembre 1911 et on peut penser que chacun s’affairait pour un voyage de retour, au moins pour un congé.
La dernière communication connue de Louis Tysebaert, écrite au crayon, sur le chemin de Hsinan fou (Xi'an - Chensi), avec ses innomables fautes d'orthographe dans toutes les langues. La date n'apparait pas.Le li chinois, unité de mesure à l'époque en Chine, valait 1/2 km. Dossier Scaillet-Watrin
C’est alors qu’éclata la révolution, l’annonce de la fin du pouvoir de la famille Mandchoue, qui mit toute la Chine en mouvement, propageant le danger, les pillages et les exactions.
La magnifique filature fut arrêtée et fermée, le personnel renvoyé (il y avait entre 50 et 60 ouvriers) ; la fonderie fut fermée pour cause d’économie et pour cause de sécurité; les Espagnols ainsi que leur ingénieur Anglais qui avait remplacé De Deken furent licenciés sans ménagement prématurément avec des indemnités très faibles alors qu’il n’y avait que quelques mois qu’ils étaient arrivés. Le Dr Ramirez nous en parle dans sa communication scientifique de cette affaire.
Le dernier télégramme de Chine
Les révolutionnaires proclamèrent le République et placèrent le Dr Sun Yat Sen (孫中山) comme président provisoire mais c’était sans compter sur l’homme fort du moment Yuan Shi Kai 袁世 凯 qui avait la main mise sur l’armée moderne de Bieyang crée par Li Hongzhang (李鴻章). Au début, une partie de ses troupes était indisciplinée et faisaient autant de mal à la population que les révolutionnaires, tuant et pillant (les soldats n’étaient vraisemblablement pas payés ou approvisionnés). Les Européens commencèrent à avoir peur et finirent pas se cacher ou se regrouper, ne songeant qu’à quitter le pays. De nombreux mois s’écoulèrent avant que Yuan Shi Kai (qui soignait ses pieds en Corée) puisse intervenir dans tout ce fatras et rétablir la situation après avoir obtenu d’être nommé comme premier président de la République de Chine. Il écarta les princes Mandchous lors de la constitution de son gouvernement, mais c’est une autre histoire: on a écrit une grande quantité de livres à ce sujet.
Une lettre de Michel de Maynard nous révèle l'instabilité de la situation
Les Verviétois prirent un autre chemin que Muller, Vahrenkampf et les Scaillet qui se réfugièrent dans une mission anglo-américaine quelques temps, à Ti-Tao-Chow. C’est de là qu’ils envoyèrent le fameux télégramme « Nous reviendrons au printemps ». Ultérieurement, Vahrenkampf se retrouva à Lincheng aux mines où le personnel de cadre était belge et on ne sait pas comment il revint en Europe. Mais Lincheng se trouve sur la voie ferrée Pékin-Hankow et c'est idéal pour remonter à Pékin; Robert Vahrenkampf a peut-être envoyé cette carte aux Scaillet à Tianjin car il devait penser qu'ils étaient déjà là. Monsieur Bedeur nous signale qu'à cette date, les Verviétois faisaient escale à Hong-Kong (voir une carte de Gérard datée du 23 mars 1912) et leur bateau était le 'Ernest Simon'.
Quant autres, Muller et les Scaillet, ils prirent la voie du nord, et à Xi'an, ils furent hébergés quelques temps à la mission où se trouvait Michel de Maynard, un missionnaire apostolique qui correspondait avec Henri Scaillet vu que ce dernier possédait une collection intéressante de photographies utiles pour le livre qu’il préparait sur la révolution chinoise, livre qui ne fut jamais édité. Ultérieurement, les Scaillet furent vus à Tientsin où ils parvinrent sans encombre d’après une carte de Michel de Maynard; ils y étaient encore en avril 1912 ou à la fin du mois précédent pour prendre le bateau. Ils eurent un bébé dans cette métropole.
Ti-Toa-Chow: remarquez les drapeaux anglais et américain. On y voit Scaillet, Denise, Vahrenkampf, Pauline et Muller. From dossier Scaillet-Watrin
Quant aux Muller, ce fut une autre affaire : effectivement, il ne fut pas question qu’ils quittent la Chine sans que Pauline puisse revoir sa mère et ses sœurs, présenter leur petite fille, etc. Elles étaient soit à Pékin mais plus vraisemblable à Tientsin. Curieusement, Michel Bedeur nous dit qu’ils ne prirent pas le bateau mais traversèrent la Mongolie pour prendre le Transsibérien à Irkoutsk. Cela paraît invraisemblable mais il y a eu des facteurs qui les ont poussés vers ce mode de voyage que Jean-Jacques avait déjà utilisé. Ils ont donc traversé la Mongolie en tarantass et troïka dans de mauvaises conditions. On croirait entendre Borodine dans les steppes de l’Asie centrale. On ne sait pas pour l’instant à quelle date ils se retrouvèrent à Welkenraedt où se trouvait la famille de Jean-Jacques Muller, probablement en juillet. Jean-Jacques Muller, qui avait sans doute perdu son emploi, s'installa ultérieurement dans le Tounaisis où il devint directeur d'école industrielle.
Tarentass
Pauline Splingaerd, rapidement veuve à la fin de la guerre avec quatre enfants, put ultérieurement retrouver en Belgique ses sœurs nées au bout du monde : Catherine Splingaerd qui avait épousé en Chine un ingénieur chimiste Belge dont on ne connait rien (Louis Castaigne), Thérèse Splingaerd qui avait épousé on ne sait où et quand le fameux Robert Vahrenkampf qui était également de Verviers à l’origine et Lucie Jeanne Splingaerd qui avait épousé Albert Paternoster, comptable à la société des tramways de Tientsin qui était revenu en Belgique vers 1934. Tous ces gens étaient Belges et il n’est pas surprenant de les voir se réinstaller chez nous après tant d’années de voyage.
Enfin, Alphonse Splingaerd est resté sans doute le plus longtemps à Lanzhou (avec Geerts et sa sœur) vu que sa femme Anne Colette Zhang y était née et que sa belle-famille, de riches planteurs de tabac y résidaient. En fait, Alphonse Splingaerd n'était pas à Lanzhou lors des premiers jours de la révolution. Il semble que Geerts ait pris en main la situation concernant les espagnols de Yao Kai. On suppose qu'Alphonse est revenu tant bien que mal à Lanzhou pour récupérer les siens. On ne sait exactement quand Alphonse et sa famille sont retournés à Pékin ou à Tianjin, ni exactement ce qu’il fit ultérieurement encore que de Maynard l’ai vu en juin 1912 à Tianjin.
Un chapitre de leur vie venait de se refermer.
Anne Colette Zhang, la femme discréte d'Alphonse Bernard Splingaerd, présente à Lanzhou pendant ces années. On remarquera ses nombreux bijoux et ses pieds bandés. Elle est à l'origine d'une très grande partie des descendants actuels du célèbre mandarin Paul Splingaerd
Hommage donc à mesdames Pauline Splingaerd, Melle Geerts, Denise Dugardin ; à Messieurs Alphonse Splingaerd dit Lin Ah De, Jean-Jacques Muller, Louis Tysebaert, Robert Geerts, Albert De Deken, Robert Vahrenkampf, Joseph Cadiat, Emile Nique, Nicolas Larbanois, Armand Gérard, Henri Scaillet, Guillaume Coutelier, Leo Van Dijck et Lucien Geerts qui ont vécu cette colonie belge du bout du monde ainsi que Stanislas Lin-Splingaerd.
Saluons au passage la femme d’Alphonse Splingaerd qui était là discrètement ainsi que leurs enfants Pauline, Paul Joseph, Madeleine, Philomène et Hortense Splingaerd. Pauline est décédée pendant son adolescence et Paul Joseph fit son service militaire en Belgique. Déplorons également la perte de la petite Suzanne Scaillet, née à Lanzhou mais décédée à Hositang.
Christian Goens - La Louvière - Belgium - tous droits réservés
last update: 15-jui-19